Les aventures de fourmis devenues cannibales dans un bunker nucléaire soviétique
Le Special Object 3003 Templewo est un bunker militaire soviétique abandonné enterré sous les bois en Pologne. Autrefois lieu de stockage et d’assemblage d’armes conventionnelles et nucléaires, il est resté vide et inutilisé depuis 1992. Mais les fourmis qui en ont fait leur demeure incarnent par inadvertance une illustration du ciel et de l’enfer.
Image d’entête : l’entrée du bunker abandonné. (Stephan Wojciech)
Au sommet d’un tuyau d’aération qui jaillit de l’installation principalement souterraine, il y a un grand nid de fourmis des bois (du groupe Formica rufa), semblable à un monticule. C’est un endroit tout à fait normal pour ces fourmis. Elles se délectent du doux miellat sécrété par les pucerons qui habitent dans les pins voisins, et absorbent les rayons du soleil postsoviétique.
(Stephan Wojciech)
Mais dans le bunker, dans une petite pièce au fond du puits, il y avait une deuxième colonie de fourmis. Ces fourmis n’avaient ni soleil, ni chaleur, ni lumière, ni miellat. Elles ont donc survécu grâce à la chair de leurs congénères. Leur colonie est le triste résultat de la chute d’individus tombés de la colonie plus saine du dessus, et n’ayant aucun moyen de sortir du bunker, elles ne peuvent plus jamais y retourner, le témoignage de la volonté de survie d’une population.
Le trou à l’intérieur du bunker par lequel tombent les fourmis de la colonie au-dessus. (Stephan Wojciech)
La tache noire au premier plan représente environ deux millions de cadavres de fourmis. (Stephan Wojciech)
Les scientifiques connaissent les fourmis depuis 2013. Celles de la deuxième colonie ne se reproduisent pas, mais continuent leur vie de fourmis du mieux qu’elles peuvent jusqu’à ce qu’elles meurent et deviennent la nourriture des autres. Il y aura toujours de nouvelles fourmis qui tomberont d’en haut. Mais faut-il qu’il en soit toujours ainsi ?
La colonie de fourmis no 2 semblait avoir une certaine idée de sa situation et selon István Maák, zoologiste à l’Académie polonaise des sciences à Varsovie :
Nous avons vu des fourmis s’éloigner assez loin de la colonie du bunker, qui ne parvenaient pas à s’en sortir. Le trou était trop loin.
Les fourmis ne se reproduisaient pas, mais leur nombre était soutenu par leurs sœurs maladroites au-dessus, ce qui a permis à la population de tourner autour d’un million d’individus depuis 2013 (comparé à la colonie de fourmis beaucoup plus grande, dont le monticule fait 60 cm de haut et 3 m de large).
Elles n’avaient ni larves ni reine. Mais elles ont survécu et elles ont gardé leur organisation sans but dans la vie.
En 2015, les chercheurs ont creusé dans le monticule de la deuxième colonie, directement sous le puits, pour chercher des traces de nymphes, mais ils n’ont rien trouvé. À leur retour en 2016, les fourmis avaient réparé le monticule.
Dans la plupart des cas, la règle cardinale de la conservation de la faune est de ne pas intervenir. Se posant la question d’intervenir pour arranger leur sort, Maák dit qu’il s’est débattu avec ce dilemme éthique, mais ses collègues pensent qu’ils n’interfèrent pas avec le cours de la nature parce que les fourmis ont été piégées dans une structure humaine. De plus, les chercheurs avaient appris ce qu’ils pouvaient des fourmis du bunker, et voulaient les étudier davantage, en tant que colonie unie avec un mode de vie dans un duplex particulier.
C’est donc par compassion et par curiosité scientifique que Maák a élaboré un plan. Avant de pouvoir unir les colonies, il devait vérifier si elles se reconnaîtraient. Sinon, le carnage qui en résulterait pourrait anéantir les deux populations. Les colonies de fourmis des bois diffusent chacune un profil d’hydrocarbure aussi spécifique qu’un code à barres, et les fourmis analysent celui-ci pour voir si une nouvelle venue est une amie ou une ennemie. Au printemps 2016, il a transféré un groupe d’une centaine de fourmis de la colonie 2 à la colonie 1, et les a laissées se précipiter vers le nid maternel. Les fourmis n’ont pas été attaquées, et elles rapidement, et peut-être avec un grand soulagement, réintégrées le “vaisseau-mère”.
La solution de Maák permettrait aux fourmis, après leur chute, de remonter jusqu’à la colonie d’origine. Il l’appelle une » passerelle expérimentale « , une planche en bois. Les collègues de Maák ont installé le ponton juste après la première rencontre d’essai en 2016. Quelques fourmis sont venues l’inspecter.
La passerelle expérimentale. (Stephan Wojciech)
Les recherches de Maák n’étaient malheureusement pas exclusivement consacrées à l’étude de ces fourmis. Il est donc parti faire d’autres recherches. À son retour en février 2017, la deuxième colonie de fourmis avait disparu. La nécropole demeurait, mais la masse noire grouillante avait disparu. Quelques fourmis solitaires erraient autour de la base du ponton de bois, probablement seulement celles qui sont tombées récemment.
Selon Maák, l’implication la plus importante de cette recherche est la façon dont les fourmis des bois maintiennent l’organisation de la colonie même dans les circonstances les plus difficiles, dans l’obscurité totale et sans nourriture, sauf entre elles.
La première étude a documenté l’existence de la colonie par Wojciech Czechowski, collègue de Maák à l’Académie polonaise des sciences à Varsovie dans la revue Journal of Hymenoptera Research : Living beyond the limits of survival: wood ants trapped in a gigantic pitfall et l’étude plus récente (31 octobre 2019) de István Maák et ses collègues dans la même revue : Ants trapped for years in an old bunker; survival by cannibalism and eventual escape.
C’est incroyable cette histoire. Je suis content pour ces fourmies qu’elles aient maintenant une échappatoire 🙂