Darwin à l’envers : comme pour l’humain, deux lignées de corbeaux se sont réunies pour former un nouvel hybride
Une nouvelle étude de la constitution génétique des corbeaux a révélé un aspect surprenant et méconnu de l’évolution : la «spéciation inversée». Et comme la science devient progressivement plus consciente de ce phénomène, les chercheurs le trouvent partout, y compris chez les humains.
En 1837-1838, Charles Darwin était assis à bord du HMS Beagle et il a esquissé dans son journal le premier arbre phylogénétique, représentant une seule espèce se diversifiant, une représentation visuelle de ses idées sur la descendance avec modification. Cette image est au centre de la compréhension moderne de l’évolution et de la croyance généralement répandue selon laquelle le phénomène évolutif le plus important est la spéciation, la formation de nouvelles espèces à partir d’une espèce parente.
Le premier croquis de Darwin présentant son idée d’un arbre évolutif.
(Université de Cambridge)
Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Les scientifiques commencent à soupçonner que les histoires évolutives de certains organismes ne sont pas toutes des ramifications et des spéciations sans fin. Au contraire, certaines lignées de descendance d’organismes forment un réseau, avec des lignées se rencontrant occasionnellement.
C’est, du moins, la conclusion de récentes recherches sur le Grand corbeau (Corvus corax, en image d’entête). La responsable de cette recherche, Anna Kearns, chercheuse au Smithsonian Center for Conservation Genomics à Washington, aux États-Unis, s’appuie sur des années de recherches menées par ses collègues pour démontrer que deux lignées de corbeaux communs se sont réunies pour former un nouvel hybride qui, dans certains endroits, remplace les deux espèces parentes. Ceci est connu sous les termes de « spéciation inverse ».
Le Grand corbeau est endémique à de grandes parties de l’hémisphère nord et comprend deux lignées distinctes: l’Holarctique, de loin la plus nombreuse et la plus répandue et la California, vivant dans l’ouest des États-Unis et au Mexique. Dans la gamme de la lignée californienne vivent des corbeaux holarctiques et une autre espèce, le corbeau à cou blanc (Corvus cryptoleucus), qui partage un ancêtre commun avec la lignée California. Cet ancêtre commun s’est séparé de l’holarctique au Pléistocène (une période de 2,5 millions d’années se terminant il y a environ 12 000 ans), ce qui signifie que le corbeau à cou blanc et la California sont étroitement apparentés, tandis que l’Holarctique est un parent plus éloigné.
Kearns et une équipe internationale de scientifiques ont mené une vaste étude génomique des corbeaux en Amérique du Nord et ils ont découvert que les lignées Holarctic et California semblent avoir fusionné en un nouvel hybride, avec des génomes comprenant des mosaïques de gènes des deux lignées. C’est remarquable, car les deux lignées ont divergé il y a environ 1,5 million d’années et ils étaient apparemment devenus incapables de se reproduire les uns avec les autres (la définition la plus simple de ce qui constitue des espèces distinctes).
Les auteurs présentent des preuves que les deux ont rétabli le contact plus d’une fois pendant des dizaines de milliers d’années et qu’ils ont depuis réussi à surmonter les obstacles de la reproduction. Étonnamment, le corbeau à cou blanc et la lignée californienne ne montrent aucun signe d’hybridation, bien qu’ils soient beaucoup plus proches que les lignées californiennes et holarctiques.
Selon Arild Johnsen, biologiste évolutionniste à l’université d’Oslo qui a participé à l’étude :
Les données génétiques étendues révèlent l’un des exemples les mieux étayés de renversement de la spéciation de lignées profondément divergentes à ce jour.
L’équipe note qu’une telle spéciation inversée a également été observée chez les moustiques, les papillons, les tournesols, les chênes, les ours, les loups et les pinsons de Darwin. On le voit même chez l’homme : l’ADN de Néandertalien et de Dénisovien qui se cache dans le génome de presque tous les humains modernes montre que nous avons aussi une histoire complexe “d’évolution réticulée” et que nous sommes un hybride d’espèces hominidés.
Selon Kearns :
Les techniques génomiques de la prochaine génération révèlent de plus en plus d’exemples d’espèces avec des génomes hybrides.
Il semble donc que la spéciation inversée soit un processus évolutif naturel, qui a presque certainement eu lieu plusieurs fois au cours de l’histoire de l’évolution et qui est plus commun que ce qu’on aurait pu le penser.
L’étude publiée dans Nature Communications : Genomic evidence of speciation reversal in ravens.