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Cyrano-scene-balcon

Imaginez que quelqu’un d’autre contrôle vos actions. Vous sembleriez encore vous même, avec la même voix, mais vous ne seriez pas celui qui prend les décisions de ce que vous allez faire ou dire. Pourrait-on remarquer la différence ?

Dans ce scénario cauchemardesque, vous seriez un "cyranoid", selon la terminologie introduite par le psychologue Stanley Milgram quand il a suggéré que les cyranoids, ou du moins, une approximation, pourraient être un puissant outil de recherche en psychologie.

milgram1Milgram est surtout connu pour ses expériences de soumission à l’autorité (obéissance) dans lesquels il a convaincu (ou, peut-être, trompé) des dizaines de personnes ordinaires à administrer des chocs électriques à une innocente victime. En fait, les chocs étaient simulés et personne n’a été blessé, mais l’étude est rapidement devenue tristement célèbre. Une chaine française l’a d’ailleurs reproduite il y a quelques années. Le Jeu de la mort… une soumission à “l’autorité audiovisuelle”.

En revanche, les cyranoids de Milgram n’ont jamais vraiment attiré l’attention. La méthode et ses conséquences sont tout aussi effrayantes que les expériences d’obéissance. Mais deux psychosociologues britanniques (London School of Economics) Kevin Corti et Alex Gillespie ont reproduit deux des expériences du cyranoid de Milgram.

Qu’est-ce qu’un cyranoid ? Milgram l’a nommé ainsi d’après le dramaturge français du 17e siècle, Cyrano de Bergerac, dont la vie a fait l’objet d’une pièce de théâtre du 19e siècle du même nom (image d’entête : la scène du balcon lors d’une représentation de Cyrano de Bergerac à Broadway) . Selon la pièce, Cyrano était brillant, mais laid. Il a réussi à gagner le coeur d’une femme en faisant équipe avec un bel homme, mais ennuyeux. Cyrano souffle à son comparse quoi dire, plaçant littéralement les paroles dans sa bouche, créant ainsi un personnage hybride qui est à la fois beau et brillant. Beaucoup d’autres artistes s’en sont inspirés…

Milgram a eu l’idée de reproduire le même effet en utilisant la technologie moderne. La “source” parle dans un microphone et le “manipulé” l’écoute via un récepteur dissimulé. Il ou elle devait tout simplement répéter ce qu’ils entendaient. Avec la pratique, ce “discours guidé” est, apparemment, facile à maitriser : “c’est d’une simplicité trompeuse”.

Milgram a ainsi affirmé que les personnes qui répondent à un cyranoid sont incapables de détecter la manipulation.

Comme Corti et Gillespie le précisent :

Cette “illusion cyranic” a persisté dans le cas de l’extrême incongruité de l’identité entre la source et le dirigé, comme lorsque Milgram l’a démontré avec des enfants âgés de 11 et 12 ans qui jouaient le rôle des “manipulés” (cyranoid) interviewés par des groupes d’enseignants. Aucun d’entre eux ne croyait, à la suite de ces interactions, qu’ils avaient parlé à autre chose qu’à un (bien qu’exceptionnellement brillant) enfant.

Cependant, il n’a jamais publié ces résultats et il n’y faisait référence que dans un mode anecdotique. Ainsi Corti et Gillespie ont décidé de recréer l’expérience dans des conditions contrôlées. Ils ont utilisé la configuration suivante :

L’appareillage cyranoid consistait en une série de périphériques connectés. La source, une femme, parlait dans un microphone relié à un émetteur radio FM. Le mâle manipulé/ dirigé portait un dispositif discret, de couleur chair, sans fil, dans l’oreille (non perceptible à des distances proches). Cet appareil a permis aux mâles dirigés d’entendre les paroles de la source femelle en temps réel.

La “marionnette” s’asseyait dans une “salle d’interaction” et engageait une conversation avec “l’interactant", un bénévole, qui ne connaissait pas la nature de l’expérience et qui s’attendait à parler à une personne normale. À l’insu du bénévole, la source observait la conversation dans une autre pièce, à travers une vidéo et un lien audio, tout en transmettant les mots à dire au manipulé.

Vingt volontaires ont engagé une conversation de 10 minutes avec le cyranoid. Vingt autres ont été testés en tant que contrôle dans lequel il n’y avait pas de source, et le dirigé parlait normalement, sans contrôle extérieur. Les résultats indiquent que, tout comme Milgram l’avait estimé, “l’illusion cyranic” était très convaincante. Aucun participant n’a déclaré que leur interlocuteur se comportait anormalement ou d’une manière préprescrite au cours des entretiens et lors du débriefing. Lorsque la supercherie a été révélée, lors de la séance de débriefing, les réactions étaient un mélange d’étonnement positif et d’amusement.

La deuxième expérience de Corti et Gillespie était encore plus dramatique. Cette fois, un jeune garçon de 12 ans a servi de cyanoid, tandis qu’un homme de 37 ans, psycho-sociologue, a agi en tant que source. Personne n’a soupçonné l’illusion, bien que certaines personnes doutaient que le garçon ait été entrainé à l’avance sur ce qu’il fallait dire.

D’autres participants ont juste pensé qu’il était intelligent :

Très intelligent. Éloquent et charmant. Il est évidemment très éclairé et dispose d’un très haut niveau de connaissances pour son âge. Il était très poli et bien élevé. Il a géré une situation sociale un peu bizarre très murement.

Bon, vous en conviendrez, les implications de l’illusion cyranic sont assez troublantes, mais ces expériences ne font qu’effleurer le sujet. Par exemple, les bénévoles de ces études ne s’étaient jamais rencontrés, autant le cyanoid que la source. Comme cela se passerait-il dans le cas contraire ? L’illusion serait-elle plus facile à détecter ? Qu’en serait-il avec des membres de votre famille ou des ami(e)s proches ?

Un sujet qui reste donc à explorer…

L’étude publiée sur The Journal of Social Psychology : Revisiting Milgram’s Cyranoid Method: Experimenting With Hybrid Human Agents.

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